Drogues et travail : vivre avec sa consammation

Dernière mise à jour le 26/07/2016

Drogues et travail : de l’importance de la différenciation des usages et l’apparition de stratégies personnelles de consommation…

Date : 9/5/06
Source : Libération
Site : http://liberation.fr/
URL : http://liberation.fr/page.php?Article=380504

Emploi

Apéro, coco, boulot
Cocaïne, alcool, cannabis ou médicaments, ils en consomment et sont salariés. Certains maîtrisent, d’autres perdent pied. Témoignages.

Par Matthieu ECOIFFIER
mardi 09 mai 2006

«Tu peux pas travailler sous influence du speed ou de l’ecstasy, c’est trop évident ! Quand tu regardes les collègues, tes pupilles sont ouvertes comme des disquettes», explique Yoko, 32 ans. Le week-end, cette cadre dans une boîte d’export mue en guincheuse cocaïnée au Rex et au Pulp, hauts lieux de la nuit parisienne. «Je ne prends pas de la drogue pour être concentrée et performante. C’est simplement pour la fête.» Ils sont usagers de drogues et travaillent. Ou salariés drogués. Ils disent maîtriser leur consommation.
Qu’il s’agisse de cocaïne ou d’amphétamines. Voire, plus rarement, d’héroïne, sniffée sous forme de poudre, l’injection étant trop liée à l’image du junkie. Ils n’ont jamais été en contact avec des institutions sanitaires ou répressives. Et, sauf accident, ils évitent de travailler «défoncés».

Invisible, cette population sort du bois. Notamment à la suite des travaux de la sociologue Astrid Fontaine, pour l’Observatoire français des drogues et toxicomanie. Sorti en février, son livre, Double vie, les drogues et le travail (1), révèle à travers dix portraits les ressorts communs de ces usagers de stupéfiants professionnellement insérés. «Leurs trajectoires sont singulières, ils ne se revendiquent pas d’un groupe défini. Ne sont pas plus névrosés que la moyenne. La drogue n’est pas, pour eux, centrale dans leur existence», explique Astrid Fontaine. «Leur consommation leur sert de soupape pour se lâcher après le boulot, elle agit comme un dopage des sociabilités. Il y a aussi une attraction pour un mode de vie plus délirant, hors normes, qui relève de la transgression. Enfin, ce peut être un outil d’intégration», poursuit-elle. Dans son livre, un fonctionnaire, paraphrasant l’écrivain William Burroughs, explique que, «sans drogue, il ne pourrait pas lacer ses chaussures pour aller travailler le matin».

Caché. Cette population invisible ne représente qu’une minorité des salariés. «Entre 1 et 5 % de la population générale, si on compte la cocaïne, le LSD et le cannabis. Les produits les plus consommés en entreprise restent l’alcool, le tabac et les médicaments», rappelle Astrid Fontaine. En attendant, pour travailler et se défoncer heureux, mieux vaut rester caché. «Je bosse dans une PME familiale d’artisanat du luxe, où on n’a même pas le droit de porter des tenues aguichantes. Pour eux, je suis très classique, je ne sors pas», explique Claire, 29 ans, chef de produit.

Et adepte de week-ends festifs à l’ecstasy et à la cocaïne. Sans pour autant être le nez dedans. «Je ne suis pas défoncée à la coke. C’est toujours lié à la musique. Je ne vais pas dans les toilettes pour en
prendre, je fais attention au budget.» Une seule fois, elle a dû se rendre un samedi au boulot pour un imprévu. Dans un état second. «J’étais superexcitée. Je devais faire une présentation au client. Au début, j’avais la pêche. Et puis c’est descendu. Ma boss me posait des questions sérieuses. Et moi, je baragouinais avec 50 % de mes moyens en moins.
J’oubliais mes mots. Ça a duré une demi-heure. Un cauchemar. Elle me fixait. J’ai eu peur qu’elle remarque quelque chose.»

Parano. Alexandre, 26 ans, salarié d’une chaîne de télé, est un adepte de «l’acide sous toutes ses formes». Il a goûté aux produits à 20 ans, dans les free parties, et ne voit pas pourquoi y renoncer une fois dans la vie active. «C’est un cercle vertueux. Tu bosses, le boulot te paie tes loisirs. La drogue est un loisir. Avec ma bande de potes, on est tous comme ça.» Il a juste rendu compatible sa consommation avec ses horaires de travail. «Le week-end, je m’arrête le dimanche après-midi. Je me calme, assure la descente en fumant de l’herbe. Et me couche à 17 heures A partir du moment où l’on me rémunère pour un boulot que j’aime bien, je me dois d’arriver frais et dispos», dit-il. Pour lui, l’image de la cocaïne comme dopant «renvoie surtout aux mecs de la pub des années 80» : «Cela dit, dans ma boîte, comme certains bossent la nuit, ça consomme énormément de poudre et de joints.» Il lui est arrivé de débarquer à 9 heures au bureau après une nuit blanche : «Tu sens une tension en toi, ta réflexion est speed, tes mouvements robotiques et tu es un peu parano. Et l’après-midi tu risques de t’endormir et de te faire virer. Si tu ne fais pas attention, tu peux être attiré dans les limbes du territoire junkie, avec des drogues plus méchantes.» Son CDI fonctionne comme un outil de réduction des risques de dépendance. Mais en parler au travail reste tabou. «Sauf avec les collègues proches. Pourtant, les autres ne se privent pas pour parler de leurs
beuveries.»

Le contrôle – et sa possible perte – reste une question centrale pour ces usagers salariés. Ils savent précaire l’équilibre entre vie professionnelle, personnelle, et psychotropes. Et temporaire. «Tout va bien. J’ai un amoureux, un super appart, une famille et un CDI, explique Charlotte, attachée de presse. Pour l’héroïne, j’ai des règles très strictes : pas plus d’une fois par mois et jamais deux jours de suite. J’ai 33 ans et j’en sniffe depuis l’âge de 22 ans, je connais la dangerosité du produit. Il n’est pas dans ma tête.» Son patron respecte son mode de vie. Elle l’a initié à l’ecstasy lors d’un pot. «Il a trouvé ça super et en
reprendra à l’occasion.»

«Déprime du mardi». A terme, l’ecstasy accélère la disparition des neurones modulateurs de l’humeur et peut provoquer des troubles, comme la dépression ou une difficulté à se concentrer. Si le risque dépend des caractéristiques physiologiques de chacun et des quantités, peu d’usagers au long cours échappent à la «déprime du mardi» après un week-end de libations. «Dans ce cas, je me contente de tâches moins intellos, comme mettre des livres dans des enveloppes», dit Charlotte. Pour les mêmes raisons, Pierre, 44 ans, cadre sup «a décalé pendant des années les réunions importantes au mercredi et jeudi». «Et puis, en vieillissant, tu récupères moins vite. J’ai senti une baisse de productivité, une décompensation psychique liée à la fatigue physique», explique ce fêtard. Qui a juste un peu levé le pied.

(1) Les Empêcheurs de penser en rond, 2006.  

 

 http://www.liberation.fr/page.php?Article=380507

Emploi

Dépistage
Le lobbying des labos pharmaceutiques

mardi 09 mai 2006

n France, le dépistage systématique en entreprise est cantonné au poste de sécurité, notamment dans les transports. «Les labos pharmaceutiques font pression pour élargir la notion de poste de sécurité. Au risque de transformer les médecins du travail en contrôleurs de santé», note Renaud Crespin, docteur en science politique. Fin mai, une manifestation contre le «dépistage systématique» sera organisée au congrès de la médecine du travail au Lyon.

http://liberation.fr/page.php?Article=380508

Emploi

Michel Hautefeuille, psychiatre, dénonce les effets d’un monde du travail
ultraconcurrentiel :
«Au début, le salarié dopé est très performant»

Par Sonya FAURE
mardi 09 mai 2006

Michel Hautefeuille(2), psychiatre, est praticien hospitalier au centre médical Marmottan, à Paris. Son approche est radicalement différente de celle de la sociologue Astrid Fontaine (lire ci-contre) : les salariés
consommateurs de produits psychoactifs qu’il voit lors de ses consultations estiment avoir un problème.

Vous comparez la prise de produits psychoactifs par les salariés au dopage des sportifs. Pourquoi ?

Depuis 2000, j’ai vu arriver dans ma consultation des salariés me disant : «Je ne suis pas toxicomane, mais j’utilise des produits.» Ils pensaient maîtriser, et, un jour, ils se sont fait prendre, ou se sont rendu compte qu’ils ne maîtrisaient rien. Ils ont des profils très différents – guichetiers de la Poste ou DRH -, mais ils ont tous été poussés à prendre des médicaments, de l’alcool ou de la cocaïne par le culte de la
performance du monde du travail. Pour tenir. Le climat de compétition dans lequel ils évoluent est redoutable : il ne s’agit plus seulement de la compétition avec le collègue qui veut le même poste ou avec l’entreprise concurrente. Désormais, la concurrence est aussi invisible : une entreprise qui gagne de l’argent peut licencier des salariés performants, elle peut délocaliser… En consultation, nous travaillons beaucoup sur ce stress, réel ou fantasmé.

Comment la consommation de ces travailleurs évolue-t-elle ?

Au début, un «passage à vide». Le médecin prescrit légitimement anxiolytiques ou antidépresseurs. La majorité en reste là. D’autres passent à l’automédication : ils dépassent les doses prescrites, utilisent d’autres produits pour annuler les effets du premier. J’en vois qui prennent un cocktail vitaminé au réveil, puis un excitant sur le lieu de travail. Un verre d’alcool ou un anxiolytique en rentrant chez eux pour se détendre, puis un somnifère : il faut bien dormir. Une minorité d’entre eux va passer à un troisième stade. Les médicaments ne sont plus assez forts, il faut d’autres produits, comme la caféine haut dosage, en plein boom. Une gélule équivaut à 5 expressos : un de mes patients en prenait 15 à 20 par jour. Ou des produits semi-licites – interdits en France mais qu’on trouve dans d’autres pays -, voire des amphétamines, de la cocaïne… Le XXe siècle a désacralisé le médicament et laissé croire que pour chaque souci existait
une réponse chimique. Des produits aux effets hyperspécialisés vont se développer, comme le modiodal, qui permet de rester en éveil de 48 à 72 heures, ou la mélatonine.

Face à cela, quelle est l’attitude des entreprises ?

L’entreprise fonctionne comme les fédérations sportives il y a dix ans. On sait qu’il y a du dopage, mais on ne dit rien, surtout que ces salariés dopés sont au début très performants… Mais une «affaire Festina» éclate, et on ne peut plus faire semblant. Tant que le salarié est toujours partant et motivé, les supérieurs «ne voient rien». Plus ou moins consciemment, les collègues se doutent pourtant de quelque chose. Soit parce qu’ils prennent les mêmes produits, soit parce qu’ils trouvent ce collègue toujours de bonne humeur, ou au contraire très irritable, un peu bizarre… Jusqu’au jour où il va craquer : faire une dépression ou dévaster son bureau, comme c’est le cas d’un de mes patients. Là, le type est souvent viré. Cela dit, depuis peu, les entreprises changent de regard sur la question et prennent conscience du gâchis : quelqu’un arrive dans l’entreprise en forme, on le pressurise et il craque à 35-40 ans. Grillé au moment même où il était
hyperrentable : formé et en mesure de transmettre des savoirs aux autres. D’autant que les prises en charge – anonymes – de ces patients salariés sont courtes, quatre à six mois en moyenne. Ils sont en effet socialement intégrés, acceptent les «valeurs sociales», le respect de la hiérarchie. Et ont beaucoup à perdre : un conjoint, un métier souvent, une maison qu’ilsremboursent.

(2) Auteur de Drogues à la carte (Payot, 2002).

Laisser un commentaire