Jeunes en errance ou Travellers incompris ?

Dernière mise à jour le 18/07/2016

les jeunes en errance : nouvelle expression d’un mal être générationel ou incompréhension de la culture jeune ? Evidemment les Technoïdes son concernés…

Le commentaire de T+ :

Les articles
qui suivent ne peuvent laisser indifférents les teufeurs tant la description
du phénomène semble les désigner. En effet comment faire la part des
choses entre un choix de vie alternatif (nomade, semi-nomade et/ou
squatteur), une crise d’ado et un profond mal être ? Dans tous les cas,
une chose est sûre : les assistants sociaux s’intéressent de plus en
plus à la teuf par ce biais. Techno+ a même été contacté une fois en ce
sens pour servir de porte d’entrée sur la teuf et nous avons refusé car
l’approche nous parraissait trop stigmatisante et trop stéréotypante !

Les Objectifs fixés des strucures de RdR inclus très clairement un rôle social mais peu d’asso du milieu festif revendiquent cet aspect. Pourtant les problèmes existent et le caractère ouvert et gratuit des
teufs y attirent forcément ceux qui n’ont pas d’autre alternatives.

Attention toutefois à ne pas renier nos propre mythe comme celui des
travellers et des tribus car vouloir sauver les jeunes brebis égarées
c’est aussi un moyen de décrédibiliser les teufeurs et la culture tekno
dans son ensemble ? et ainsi aller à l’encontre du message que nous
faisons passer depuis des années à savoir que "les teufeurs sont
socialement intégrés même s’ils ne l’expriment pas dans leur loisirs voire leur quotidien comme le ferait la majorité du troupeau."

  

Source : Politis du 01/12/2005 

Zone à risques : les jeunes en errance

Ingrid Merckx

 

Le public des « zonards » se modifie, et compte de plus en plus d’adolescents
en dérive. Le réseau national « Jeunes en errance » se réunit
les 1er et 2 décembre en Ariège pour faire le point sur ses pratiques.

 

Ils ont,
pour la plupart, entre 16 et 30 ans. Accompagnés de chiens, gros
consommateurs d’alcool et de toxiques, ils se déplacent sans but et
sans projet, en petits groupes informels. Du printemps à l’automne, ils
se retrouvent en nombre lors de festivals de musique et de spectacles
de rue. L’hiver, ils se stabilisent dans des communautés, des centres
d’accueil, des squats ou des hébergements temporaires. Ni fugueurs ni
clochards, pas routards non plus, ils refusent, et fuient, le modèle
social dominant. Ils se nomment eux-mêmes « zonards ».

François Chobeaux les appelle « les nomades du vide » (1). Un nom poétique pour une réalité « pas
brillante ». D’après ce travailleur social, responsable du département
Politiques et pratiques sociales aux Ceméa (2), ces « jeunes en situation d’errance » ont
fait irruption dans l’espace public au début des années 1990. Ils ont
investi les grands festivals, les squares des centres-villes, les
places publiques, les halls de gare. Certaines mairies
(Châlon-sur-Saône, Lorient) ont sorti l’arsenal répressif. D’autres
(Aurillac, Bourges, La Rochelle) ont mis en place une attention
humanitaire.

Rejoints
par des professionnels de la prévention spécialisée, du soin et de
l’urgence sociale, les Ceméa ont créé au milieu des années 1990 un
réseau « Jeunes en errance » avec l’appui de Xavier Emmanuelli, alors
secrétaire d’État à l’Action humanitaire, et de la Délégation générale
à l’action sociale. En expérimentant des dispositifs d’accueil dans des
grands festivals, ce réseau a pris en compte la question de l’errance
des jeunes. Petit à petit, il s’est formalisé, étoffé et nationalisé.
Suivant l’évolution des zonards, qui ont plus ou moins déserté les
festivals, il a ouvert des structures locales pérennes : équipes de
rue, accueils de jour, points d’écoute jeunes… Aujourd’hui, le réseau
distingue deux générations. La première regroupe ceux qui avaient 20
ans entre 1985 et 1995, ont survécu aux écueils (virus, septicémie,
effets secondaires de toxiques, schizophrénie…) et cherchent
maintenant à se stabiliser sans pour autant rentrer dans la norme. La
deuxième compte des nouveaux entrants qui marchent sur les traces de
leurs aînés sans bénéficier d’une transmission, et des « adolescents en
dérive » dont le nombre inquiète les professionnels.

Comment
faire évoluer les pratiques en fonction des publics ? Comment renforcer
les compétences des personnes en rupture ? Et comment accompagner les
jeunes tentés par la zone ? Tels sont les thèmes de la rencontre
annuelle du réseau « Jeunes en errance », qui réunit près de 120
correspondants ­ travailleurs sociaux, formateurs, chercheurs ­ les 1er
et 2 décembre à Mazères (Ariège).

L’errance
des jeunes a plusieurs visages. Celui des jeunes des cités, réputés
délinquants et violents, très présents sur la scène médiatique. Celui
des jeunes installés dans une « errance active », c’est-à-dire itinérante et revendiquée, qu’il faut « aller chercher ».
Une troisième catégorie, moins visible, émerge. Elle rassemble des
adolescents de 14-15 ans qui, encore insérés socialement (collégiens,
lycéens), issus de milieux sociaux sans difficulté apparente, et
résidant dans des endroits peu suspects de produire de l’inadaptation
sociale, se frottent à la « zone ». Signes d’alerte : surconsommation
de toxiques, dérives estivales, décrochages scolaires et sociaux
brutaux… Rien à voir avec les jeunes des cités « dont le modèle serait plutôt Bernard Tapie que Che Guevara », plaisante François Chobeaux.

Ces jeunes tentés par l’errance s’inscrivent « dans
une tendance punk-anarchiste. Ils rejettent la société mais sont tout à
fait capables de plonger dans ses travers si cela les arrange,

résume Hubert Fournier, dit Baloo, éducateur de rue à L’Écoutille, une
structure qui réunit depuis 2002 un point d’écoute jeunes et un centre
d’accueil de jour dans le centre-ville de Clermont-Ferrand. Ils n’ont qu’une idée en tête, passer leur permis de conduire et se tirer. Une collègue de Grenoble les appelle les "voyageurs immobiles". » Porteurs d’un énorme mal-être dont ils ne savent pas quoi faire, ils se mettent en danger dans la rue. « Notre
travail consiste à les accueillir, leur montrer qu’on est disponible,
essayer de les faire raccrocher avec les adultes et les accompagner. »
Baloo a rayé le mot « insertion » de son vocabulaire. Pour lui, « accompagnement »
signifie d’abord santé et, bien entendu, logement. Un vrai problème à
l’arrivée de l’hiver, d’autant qu’une grande partie des hébergements
proposés n’acceptent pas les chiens. Comme la plupart de ces jeunes en
possèdent, ils préfèrent « squatter ».

« Les actions en direction du logement ne prennent pas en compte ceux qui choisissent des hébergements marginaux du type caravane ou roulotte »,
déplore pour sa part Patrice Roussel, éducateur à la Mission insertion
musique (MIM) à Valence. Depuis dix ans, cette structure propose un
support de création de spectacle vivant pour réinscrire dans un projet
des jeunes en marge. Sous l’égide de la Sauvegarde de l’enfance et de
l’adolescence de la Drôme, elle forme vingt-quatre jeunes par an aux
métiers du spectacle. Plutôt issus de milieux ruraux ou semi-ruraux,
ses stagiaires présentent des problématiques, y compris cliniques,
liées à l’errance. L’idée, c’est de valoriser et de renforcer leurs
compétences pour les stabiliser dans une démarche de création. « Avertis par l’ANPE, les centres sociaux ou le bouche-à-oreille, ils arrivent ici avec la volonté de s’en sortir, explique
Patrice Roussel, qui évoque les compagnies montées, les jeunes devenus
intermittents du spectacle, les demandes de production. Je reste assez sceptique devant ce qu’on appelle l’errance revendiquée, confie-t-il.
Selon moi, c’est un moyen de défense pour mieux accepter une situation.
Maintenant, ceux qui veulent en sortir entendent aussi vivre une
certaine marginalité. »
Le problème, c’est que le système
d’insertion sociale français repose sur des dispositifs qui datent des
années 1970, inadaptés aux nouvelles demandes. D’où, la nécessité
d’inventer de nouveaux modèles, des alternatives.

Lire la suite dans Politis n° 878

 

Ceméa, 24, rue Marc-Seguin, 75883 Paris Cedex 18. Tél. : 01 53 26 24 24. Site : www.cemea.asso.fr2

(1) Les Nomades du vide, François Chobeaux, La Découverte/Poche, 138 p., 7 euros.

(2) Les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Ceméa) sont un mouvement d’éducation populaire. 

 

Source : L’Express du 25/07/2005

 
Jeunes perdus sans collier

 
par Boris Thiolay

Packs
de bière et chiens à leur côté, ils zonent
dans les centres-villes, interpellent le passant pour glaner quelques
euros. La plupart ont une vingtaine d’années et vivent dans la
rue. Aujourd’hui, en France, plusieurs dizaines de milliers de jeunes
sans domicile fixe s’organisent en petits groupes pour affronter un
quotidien de misère. Rencontres

Cédric se lève
en titubant, une canette à la main, et se rue sur Vince.
«Tu fais chier! Je ne veux pas te voir au squat ce soir!»
Les sept chiens se mettent à hurler. Julie enfouit son rat sous
son tee-shirt noir et tente de séparer les deux jeunes hommes.
Cédric, 23 ans, crête décolorée sur le
crâne, tiges de métal en piercing dans le nez et à
la tempe, manque s’affaler sur le pavé. C’est finalement Jojo,
l’aîné du groupe, qui ramène le calme. Vince, le
petit dernier de la bande, récupère ses deux roquets, son
sac à dos, et file en reniflant. La tension est montée
d’un seul coup sur la place du Pilori, dans le c?ur historique de
La Rochelle. Trop de bières, trop de pétards,
probablement quelques cachets avalés pour tromper l’ennui. Pour
oublier l’angoisse qui remonte systématiquement en fin de
journée. Pantalon et tee-shirt informes, rangers
délacés, Jérôme, lui, revient brusquement
à la réalité. Le restaurant social, situé
à 300 mètres, va fermer à 21 heures.
«Putain, 2,30 ?… Comment je vais manger,
moi?» Il avise un couple qui passe. «Bonsoir,
messieurs-dames, une petite pièce, s’il vous
plaît…» Le couple accélère le pas.
«Merci quand même», reprend Jérôme.
Avant de souffler: «Sales bourgeois…»

Une scène devenue banale dans
toutes les villes de France. Partout, dans les rues, on croise ces
groupes de jeunes SDF, en pantalons de treillis ou en haillons,
arborant piercings, tatouages et chiens. Ils font la manche dans les
gares, à la porte des tabacs, des supermarchés, des
sandwicheries. Ils arpentent les centres-villes, les rues
piétonnes et les squares. Parfois agressivement, ils
interpellent le passant, quémandent 1 euro, une cigarette, un
Ticket Restaurant, une parole bienveillante. Ils dorment où ils
peuvent. Quelques nuits dans un foyer d’hébergement, un ou
plusieurs mois dans un squat, souvent dans la rue, sous l’auvent d’un
magasin ou d’un distributeur bancaire. Evidemment, ces jeunes errants
et leurs chiens font peur. Ils le savent, ils en jouent, le
déplorent de temps à autre. Look post-punk
décadent, état d’ébriété
avancée, incivilités, tapage, dégradations, petits
trafics, vols, règlements de comptes, voire agressions:
incontestablement, ces jeunes font tache. Les commerçants et les
riverains craquent, signent des pétitions, saisissent les
services de police nationale et municipale.

Qui sont-ils ? D’où viennent-ils? Enfants de la crise, du chômage de masse ?

Problème:
les groupes sont de plus en plus nombreux, de plus en plus jeunes, et
composés d’une proportion croissante de filles et
d’étrangers, souvent sans papiers. Selon le ministère
délégué à la Cohésion sociale, ils
seraient entre 30 000 et 50 000 en France. «Nous sommes
face à un problème de société majeur et
nous allons devoir les écouter, les accueillir et les
réinsérer», explique Catherine Vautrin, ministre
chargée du dossier. Certains sociologues et professionnels de
l’action sociale avancent des chiffres plus élevés,
parlant d’au moins 100 000 jeunes gens en errance. Une seule
certitude: ils font désormais partie intégrante de notre
paysage. Et posent des questions lancinantes. D’où viennent-ils?
Qui sont-ils? Des enfants de la crise, du chômage de masse (un
quart des moins de 25 ans), de la cherté du logement (un tiers
des jeunes SDF ont un emploi) ou de l’atomisation des familles en
grande précarité? Ou sont-ils des naufragés
volontaires?

Sursollicités, les passants
finissent par se lasser de cette misère voyante et bruyante. Les
services sociaux sont débordés et voient leurs budgets
fondre. L’Etat et les collectivités locales sont
écartelés entre le devoir de solidarité,
l’exigence de sécurité et les propres contradictions de
ces jeunes à la dérive.

Dans la rue, le meilleur ami du jeune
zonard, c’est le chien. «Eux, ils ne nous trahiront jamais. La
nuit, ils nous protègent, ils nous tiennent chaud»,
explique Philippe, 26 ans, vêtu d’une gabardine hors d’âge
et coiffé d’une casquette siglée
«Martinique». Comme sa compagne, Séverine, 24 ans,
pantalon lâche et sandales en plastique, il traîne un
hallucinant parcours de galères derrière lui: Ddass,
structures d’accueil, et la rue. Le tour de France de la grande
misère. Ils se sont rencontrés à Toulouse, il y a
cinq ans. Puis Philippe a trouvé un boulot de vigile à
Chartres. Logé dans une cité déglinguée, le
couple a dû fuir après avoir été
harcelé et menacé par une bande du quartier. Leurs deux
enfants, en bas âge, sont placés à Tours. Ces six
derniers mois, Philippe et Séverine ont dormi dans la rue,
à La Rochelle. Ou plutôt sous le cabanon d’embarquement
pour les balades en mer vers l’île d’Aix et le fort Boyard,
à deux pas des tours Saint-Nicolas et de la Chaîne,
fiertés architecturales de la ville. «On vient de trouver
un "collègue" qui nous prête une tente de
l’autre côté du port», dit le jeune homme. Tout ce
qu’il leur reste tient dans un sac à dos pesant 50 kilos, sur
lequel sont accrochés une canne à pêche, un sac de
croquettes et une peluche représentant un golden retriever, la
race canine favorite de Philippe. Leurs deux chiens – Freddy, un
malinois de 4 ans, et Hoko, un berger picard de 7 ans – ne les quittent
pas d’une semelle. «Hoko fait de l’épilepsie, comme sa
maîtresse», plaisante Séverine en caressant la
bête.

Compagnon d’infortune, source
d’affection, signal d’alarme en cas de danger, le chien est l’objet de
toutes les attentions. Généralement tatoué et
vacciné, il est souvent en meilleure forme que ses
maîtres. L’animal sert aussi à entrer en contact avec les
passants lorsque l’on fait la manche. «Si tu as un clébard
maigre ou qui a l’air malade, les gens ne te donnent rien parce qu’ils
pensent que tu es un salaud, constate Antoine, la trentaine, qui vit
dans la rue depuis douze ans. Certains s’intéressent plus
à eux qu’à nous.» Un avis que tempère
Olivier Douville, psychanalyste et anthropologue, membre du
réseau Souffrance psychique et précarité:
«Par peur d’humilier un jeune qui mendie, beaucoup de gens font
semblant de donner pour le chien.» L’animal de compagnie assure
aussi une fonction symbolique. «Posséder une bête
impressionnante est une façon archaïque de montrer sa
force, poursuit Olivier Douville. Mais aussi son humanité: les
jeunes SDF démontrent qu’ils sont capables de prendre soin d’un
être vivant. Le chien devient un prolongement de leur propre
corps, la preuve qu’ils tiennent le coup.» Le vol, la perte ou la
confiscation de l’animal par la police canine sont vécus comme
un drame. Un de plus.

Le phénomène a explosé au tournant des années 1990, avec les grands festivals d’été

Pour Jacques Guillou, sociologue spécialiste de ces questions (Figures de l’exclusion. Parcours de sans domicile fixe,
L’Harmattan), la très grande majorité des jeunes que l’on
retrouve dans la rue ont un vécu très lourd: mauvais
traitements, ruptures familiales, décès des parents –
quand ils en ont eu – échec scolaire,
démêlés avec la justice, impossibilité
d’entrer sur le marché du travail… «Il existe
encore beaucoup de familles où le jeune doit quitter le domicile
dès sa majorité, voire avant, pour soulager des parents
eux-mêmes en déshérence.»

Un tiers des jeunes zonards sont des
enfants de la Ddass. Selon une enquête réalisée en
2000 par l’Institut national des études démographiques
(Ined), 52% n’ont aucun diplôme, 17% ont perdu au moins un de
leurs parents, 9% ne savent même pas si ces derniers sont encore
en vie. Parmi ces jeunes en déroute, on trouve aussi beaucoup
d’adolescents fugueurs, qui contestent l’autorité parentale et
décident un jour de ne plus jamais revenir. «Souvent,
l’errance commence au sein même de la famille»,
résume Robert Bianco-Levrin, responsable de la «mission
squat» lancée en juin 2004 par Médecins du monde en
Ile-de-France.

Eric, 24 ans, ne supportait plus
l’atmosphère familiale. Fils d’une bonne famille de Bergerac, il
a commencé à fréquenter les squats de la ville
avec d’autres mineurs. Cette «errance de proximité»,
ponctuée de retours conflictuels au bercail, s’est peu à
peu muée en mode de vie permanent. «J’ai pas mal
bougé. Un hiver en montagne dans l’Ariège, sans eau ni
électricité. Ensuite, quelques squats, explique ce jeune
homme au regard gris-vert et au look destroy. Là, je suis revenu, mais je me vois bien aller faire un tour dans le Massif central.»

Le phénomène a
explosé au tournant des années 1990. «Autour des
grands festivals culturels, à Bourges, Aurillac ou La Rochelle,
nous avons vu débarquer des centaines de jeunes venus profiter
de l’ambiance de la fête, explique François Chobeaux,
sociologue et responsable du réseau national Jeunes en errance.
Ils cherchaient avant tout à s’affranchir de toute forme
d’autorité.» Avec le succès de la musique techno et
l’apparition des free parties
rassemblements gratuits et non autorisés s’étalant sur
plusieurs jours – ces jeunes gens vont découvrir un monde
parallèle: celui des travellers,
ces DJ vivant de façon itinérante, festive et
déjantée dans leurs camions bariolés. Ils en
adoptent le look tribal: vêtements kaki, treillis à
capuche, grosses chaussures, piercings et meutes de chiens. «Pour
de nombreux jeunes, il était plus valorisant de s’identifier aux
"technoïdes", ces Robin des bois qui jouent à
cache-cache avec les autorités, que de se voir en SDF, commente
Lionel Pourtau, sociologue au Centre d’études sur l’actuel et le
quotidien [Ceaq] de l’université Sorbonne-Paris V. Ils peuvent
ainsi revendiquer une soif de liberté, un droit à
l’expérimentation, par exemple celle des drogues. Alors, ils ne
sont plus inférieurs, mais différents.»

Passé le premier
été – leur «lune de miel», disent les
spécialistes – les jeunes prennent la réalité du
monde de la rue en pleine figure. «Le nouveau venu apprend les
premiers usages à ses dépens. On le dépouille, on
lui vole ses chaussures, explique Jacques Guillou. Mais se faire
tabasser, c’est aussi un moyen d’entrer en contact avec un
groupe.» Car il est très difficile de survivre seul dans
l’univers hostile de la zone. Un jeune isolé est à la
merci de tous les dangers: racket, violence, voire embrigadement par
des grands délinquants. Le premier jour où il s’est
résolu à faire la manche à Paris, William, la
trentaine, s’est fait aborder: «Tu veux un boulot? Viens avec
moi!» William s’est retrouvé dans un camp de gens du
voyage. Son «travail»? Déguisé en faux agent
EDF, il devait détourner l’attention de personnes
âgées pendant que ses «comparses» raflaient
argent, bijoux, chéquiers. «A la fin de la journée,
ils m’ont proposé 600 ?. J’étais
éc?uré, je suis parti, ils m’ont dit qu’ils me
retrouveraient…»

Certains ne sont même plus
révoltés contre la société : ils vivent
à côté d’elle

La bande, c’est un
clan, on fait peur aux gens, reconnaît Julie, 24 ans, qui s’est
retrouvée à la rue à l’âge de 15 ans. Mais
c’est le seul endroit où on me donne du courage, où on me
donne le droit à la parole. Je n’ai jamais reçu d’amour
ailleurs qu’ici.» C’est au sein de ce groupe d’une dizaine de
personnes qui se forme, se disloque et se retrouve au fil des
années et des errances de ville en ville que Julie a
rencontré Vince, son «petit frère de rue», et
Cédric, son compagnon. La bande est une famille
reconstituée, une microsociété avec ses propres
lois, ses dominants et ses protégés. On y pratique
même le culte des anciens: à chaque canette de
bière ouverte, on verse la première goutte par terre, en
mémoire des SDF morts dans la rue. En revanche, les jeunes
détestent les vieux clochards: pour eux, ils incarnent l’image
repoussoir d’un avenir effrayant.

Chaque jour, il faut se
débrouiller pour satisfaire deux exigences vitales: manger et
dormir. Ceux qui parviennent à garder le contact avec la
réalité sociale s’adressent aux associations caritatives
et aux services spécialisés. Un circuit harassant,
jalonné d’étapes rassurantes. A La Rochelle, on peut
prendre un petit déjeuner au Secours catholique, puis manger
midi et soir à l’Escale, un restaurant social attenant à
un foyer d’hébergement. Le repas coûte 3,10 ?:
une somme. A partir de 14 heures, une vingtaine de jeunes convergent
vers une petite maison aux volets bleus, près de la gare. Au
Point jeunes, lieu d’accueil, de prévention et d’aide à
la réinsertion, on peut venir sans rendez-vous. Pour prendre une
douche, un café, passer un coup de fil, dénicher une
place dans un foyer ou discuter avec l’équipe
d’éducateurs qui se démènent pour
démêler des situations souvent inextricables. En 1998, la
moyenne d’âge des visiteurs était de 24 ans, elle est
aujourd’hui de 21 ans. «Beaucoup viennent avec une demande
d’urgence: un ticket repas pour le restaurant social, consulter
l’infirmière, ou le vétérinaire pour leurs
animaux, explique France Médard, éducatrice
spécialisée. Mais, au fil du temps, certains nous disent
qu’ils en ont marre de cette vie et veulent entamer une formation pour
se réinsérer.» Le Point jeunes offre aussi à
ses visiteurs la possibilité d’avoir une domiciliation postale.
Au courrier: surtout des papiers administratifs et des piles d’amendes
SNCF. Les trains, le meilleur moyen de rallier les destinations
ensoleillées et les grands festivals d’été, sont
sous surveillance. Au bout de 10 amendes, le récidiviste est
passible d’emprisonnement.

Le soir, l’équipe du Point
jeunes change de casquette et assure la tournée du camion du
Samu social. A bord, boissons chaudes, couvertures, trousse à
pharmacie et une bonne dose d’enthousiasme. «C’est l’occasion
d’aller à la rencontre des personnes sur leur lieu de refuge, de
les rassurer pour la nuit, raconte Hugues Menard, 31 ans. Cela nous
permet aussi de localiser et d’approcher ceux qui ne demandent
rien.»

L’été, avec l’arrivée des touristes, le SDF est sommé de déguerpir

Certains groupes de
jeunes marginaux ne sont même plus révoltés contre
la société, ils vivent à côté d’elle.
Certes, les plus de 25 ans ne crachent pas sur le RMI. Mais leur credo,
c’est le No future hérité des années punk. Leur
maître mot: la «solidarité» qui règne
au sein du groupe. En principe, on partage tout: la bouffe, les
cigarettes, les stupéfiants, l’alcool. «En
réalité, il s’agit d’une solidarité forcée,
indispensable. C’est la gestion de la galère collective,
explique Pierre Coupiat, éducateur de rue chevronné. Le
fait de consommer ensemble les mêmes produits, notamment les
toxiques, soude le groupe autour de valeurs communes.» Pour tuer
le temps, gommer la réalité et se «donner du
courage», on fume clope sur clope. On boit tout ce qui passe:
canettes de bière de 50 centilitres à 8,6°,
bouteilles de blanc, rhum, cocktails improbables. «Encore une
bière, pour oublier une vie amère», martèle
une chanson des Sales Majestés, un groupe punk-rock
référence des années 1990. Autant dire que les
gérants de supérettes ne protestent pas forcément
quand une bande stagne une journée entière à
proximité. On rit beaucoup aussi. «Vivement le jour
où on remplacera les euros par les capsules», lance
Jérôme, en désignant un amas de bouteilles vides.

Ce mode de vie est impitoyable pour le
corps et l’esprit. La drogue fait, a minima, tomber précocement
les dents. Le manque d’hygiène, de protection et la
promiscuité favorisent les problèmes dermatologiques,
respiratoires, et la transmission des maladies sexuelles. «La vie
dans la rue a aussi des effets déstructurants sur l’état
psychique, souligne Olivier Douville. Les jeunes SDF sont souvent de
grands ados, avec des angoisses de nourrissons, alors qu’ils montrent
une carapace de durs à cuire nihilistes.»

L’été, avec
l’arrivée des touristes, le SDF est sommé de
déguerpir. Dès 1995, des villes comme Avignon, Nice,
Sète ou La Rochelle ont promulgué des
arrêtés interdisant la mendicité. Sur la place
rochelaise du Pilori, où Jojo, Julie, Cédric et les
autres stationnent avec leur barda et leur meute, deux policiers
à vélo, teint hâlé et casque bleu rutilant,
s’arrêtent: «Messieurs-dames, à partir
d’aujourd’hui, fin des regroupements avec plus de deux chiens. Veuillez
vous disperser, s’il vous plaît.» La troupe maugrée,
obtempère, s’ébranle. Et se reforme 200 mètres
plus loin, derrière une église. Une heure plus tard,
rebelote. Cette fois, les policiers sont six. «Dernier
avertissement. La prochaine fois, nous serons obligés
d’embarquer les chiens.» Dans ce jeu de gagne-terrain, ce sont
toujours les flics qui gagnent à la fin. Les chiens des plus
récalcitrants sont placés huit jours en fourrière,
où ils font l’objet d’examens vétérinaires. Le
propriétaire peut ensuite récupérer son animal,
moyennant 60 ?. «Ils savent comment nous faire mal,
grommelle Cédric. Mais ça ne sert à rien.»
Inimaginable pour un jeune zonard de partir sans son chien: il reste en
ville huit jours de plus.

Chassés des
agglomérations, beaucoup de jeunes SDF se réfugient dans
les campagnes. L’idée? Trouver une ferme abandonnée,
squatter et tenter de créer un lieu de vie communautaire. Angie
et Nat, la trentaine, font partie de ces «néoruraux»
précaires. Etablis avec enfants et chiens sur une ancienne
exploitation de 7 hectares, à une dizaine de kilomètres
de Bergerac, ils revendiquent un mode de vie alternatif. Une utopie
minimaliste, fondée sur le retour à la nature et le troc.
«Le but, c’est de cultiver des légumes, des fruits,
d’avoir des bêtes et d’être en autonomie
alimentaire», avance Angie. La ferme est aussi un lieu de passage
et de repos pour leurs copains Eric, Russel et Christophe, qui savent
que le squat qu’ils occupent à Bergerac va être
évacué sous peu par la police.

Au bout de trois ans, en moyenne, il
devient très dur de sortir de la rue. Certains peuvent
considérer l’attribution du RMI (425,40 ?) comme une
ressource suffisante. «Qu’est-ce qu’on te propose quand tu veux
t’en tirer? Un petit boulot à 400 ? et des mois
d’attente pour avoir une place en foyer, s’insurge Russel. A ce
tarif-là, il faut vraiment en vouloir…» Pas simple
d’affronter un employeur potentiel quand les stigmates corporels sont
flagrants: cicatrices, brûlures, dents manquantes…
Suprême difficulté: pour réintégrer la
société, il faut quitter sa «famille de la
rue», abandonner ses chiens. «On voit des gens trouver un
job, un petit studio. Ils se retrouvent seuls chez eux le soir,
totalement paumés, raconte Pierre Coupiat. Certains craquent et
retournent auprès de leurs copains de galère.»
Parfois, c’est l’amour qui triomphe. Les jeunes femmes – a fortiori
quand elles tombent enceintes – ne supportent plus le manque
d’hygiène, l’absence d’intimité avec leur compagnon.
L’ultimatum est clair: «C’est la rue ou moi.»

Le plan de cohésion sociale
entré en vigueur en janvier 2005 prévoit une batterie de
mesures en faveur des jeunes SDF. «D’ici à 2007, nous
allons créer 1 800 places supplémentaires dans des
centres d’hébergement, 100 centres d’accueil et d’écoute
jeunes, et débloquer 20 000 places dans les foyers de
jeunes travailleurs et de la Sonacotra pour des personnes en voie de
réinsertion, annonce la ministre Catherine Vautrin. Il faut
multiplier et combiner les solutions.» Ancien zonard, Luc, qui a
retrouvé un emploi et un logement, reste circonspect:
«Avant, j’étais un marginal. Maintenant, je suis un
pauvre.» Dans les rues de La Rochelle, la bande de
Jérôme, Julie et Cédric vient de repérer un
nouveau venu. Un jeune homme seul, propre sur lui, assis en tailleur
sur un bloc de béton. Il regarde fixement la Grosse-Horloge,
porte d’entrée de la vieille ville. On le retrouvera
peut-être dans six mois à Bordeaux, dans un an à
Paris. Ou à la même place.

Post-scriptum
Un
tiers des jeunes de moins de 25 ans sans domicile fixe – vivant en
foyer, en centre d’hébergement temporaire ou dans la rue –
occupent un emploi précaire. 57% d’entre eux
bénéficient de la couverture maladie universelle (CMU).

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