Entretien avec l’ex-patron d’Interpol, un flic pour la dépénalisation de tous les psychotropes

Dernière mise à jour le 26/07/2016

Août 2005
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Arseneault, Michel

Entretien avec l’ex-patron d’Interpol, un flic pour la dépénalisation de tous les psychotropes

Ex-patron d’Interpol, le Britannique Raymond Kendall milite pour la dépénalisation de la consommation de stupéfiants.

La guerre à la drogue est loin d’être terminée, mais elle est déjà perdue. C’est du moins le point de vue d’un "superflic" qui s’est mesuré aux trafiquants sur tous les continents: Raymond Kendall, ex-secrétaire général d’Interpol, qui regroupe les polices de 150 pays.

À ses yeux, la lutte contre les psychotropes est irrationnelle. Il estime qu’il ne faut plus "criminaliser" la drogue, mais la "médicaliser". Ce ne sont pas les policiers qui devraient s’attaquer à ce problème, mais les médecins, notamment avec des programmes de substitution à base de méthadone, qui permettent de sevrer les héroïnomanes. Dans les villes où de tels programmes ont été mis en place, ils ont donné de bons résultats, dit-il: les décès par surdose ont chuté, le nombre de crimes commis par des toxicomanes aussi.

En 2008, les pays membres des Nations unies devront réécrire la convention internationale contre le trafic illicite de stupéfiants, qui remonte à 1988. Selon ce traité, les États signataires doivent lutter contre les producteurs, fournisseurs et consommateurs. Pour Raymond Kendall, c’est peine perdue. Il estime que des pays comme le Canada devraient militer pour que la convention soit réformée de fond en comble, malgré l’opposition des États-Unis, de façon à ce que les consommateurs ne soient plus considérés comme des criminels.

Diplômé d’Oxford, ancien détective de Scotland Yard, Raymond Kendall a été, de 1985 à 2000, grand patron d’Interpol, dont le siège est à Lyon, en France. Il est membre de l’Institut international de réflexion sur les politiques de lutte contre les drogues, un regroupement de politiciens, d’experts, d’ONG, créé en 2002. L’actualité l’a rencontré à Paris.

Pourquoi estimez-vous que la guerre à la drogue est "irrationnelle"?
– On a mal cerné le problème au départ. On pensait naïvement qu’il suffisait d’essayer d’éliminer la production et de contrôler les frontières dans l’espoir d’arrêter le trafic. Aujourd’hui, nous savons que c’est impossible. Il n’empêche qu’aux États-Unis l’attitude n’a toujours pas évolué. On ne tient pas compte du fait qu’il s’agit d’un problème d’"abus de substances toxiques". J’aime bien ce terme: il nous rappelle que le fond de la question n’est pas de savoir si les drogues sont légales ou illégales, mais de savoir venir en aide aux personnes qui en prennent.

Pourquoi cette approche qui rappelle la prohibition est-elle aussi solidement ancrée aux États-Unis?
– Washington considère que le problème vient de l’extérieur. C’est un peu comme l’attitude des Américains vis-à-vis du terrorisme: ils ne veulent pas admettre que ces difficultés peuvent aussi, en partie, trouver une origine chez eux. En matière de drogue, ils ne tiennent pas compte d’une donnée incontournable: l’abus de substances toxiques se passe chez eux. Tout le monde aux États-Unis n’est pas de cet avis, mais l’administration a adopté cette position et les Américains ont imposé leur loi dans les pays voisins. C’est le cas au Mexique et, dans une certaine mesure, au Canada.

Pourquoi le débat autour de la drogue se résume-t-il, dans les campagnes présidentielles américaines, à demander aux candidats s’ils ont déjà fumé un joint?
– C’est la manière, extrêmement simpliste, de traiter le sujet aux États-Unis. Les Américains vivent avec le problème de la *drogue* depuis si longtemps qu’ils s’y sont habitués. Cela ne représente plus aucun intérêt pour eux. Ils pensent qu’on ne peut pas faire grand-chose. Pourtant, si 80% de la criminalité d’une grande ville est liée, de près ou de loin, à la *drogue*, vous devez y consacrer 80% des efforts des policiers. Vous avez tout intérêt à régler le problème, ne serait-ce que pour libérer les policiers.

Êtes-vous en train de dire que si les politiciens, surtout ceux qui se font réélire en faisant campagne sur le thème de "la lutte contre la criminalité", ne s’attaquent pas au problème, c’est qu’ils ont avantage à ne pas le régler?
– Pour un homme politique, l’attitude simpliste consiste à dire, du moins publiquement: "Je m’attaque au problème." Il fait quoi alors? Il recrute des détectives supplémentaires, qui, du coup, arrêtent plus de monde et saisissent plus de stupéfiants. Cela leur permet de dire: "On a réussi!" Mais on sait bien qu’au fond rien n’a changé.

L’autre difficulté, c’est que traiter un problème social demande un investissement à long terme. Vous n’obtiendrez pas de résultats avant 10 ou 15 ans. Cette échéance est trop longue pour un homme politique. Il ne voudra pas investir dans un projet en sachant que c’est son successeur qui risque d’en récolter les fruits.

Le président de l’Afghanistan, Hamid Karzai, a annoncé une "guerre sainte" à la production d’opium. Est-ce peine perdue?
– On peut continuer d’essayer de convaincre les Afghans de ne pas cultiver le pavot. À l’époque des talibans, il a été possible de supprimer la culture de l’opium. Pourquoi le président Karzai n’arriverait-il pas à faire la même chose? Mais il n’est pas du tout sûr qu’il puisse imposer sa volonté partout en Afghanistan, alors qu’il ne contrôle que Kaboul et les environs.

Les talibans avaient réussi à éradiquer la production, ou presque. N’est-ce pas un objectif souhaitable?
– C’est peut-être souhaitable, mais pas réaliste. Les trafiquants s’approvisionneraient ailleurs. Ils trouveraient d’autres sources. Nous savons tous, du moins ceux qui pensent de manière pragmatique, qu’il y aura probablement toujours de la *drogue*.

Pourquoi l’Union européenne a-t-elle autant de mal à accoucher d’une politique commune dans ce dossier?
– À partir du moment où on touche à la police ou à la justice, les États refusent de céder une partie de leur souveraineté. Par exemple, les Anglais ont refusé l’extradition du général chilien Augusto Pinochet, demandée par un juge espagnol. Bon sang! Si on est dans un groupe où on est censé faire confiance à la justice et à la démocratie, pourquoi les Anglais n’ont-ils pas accédé à la demande de l’Espagne quand Pinochet était à Londres? C’est d’ailleurs parce que les pays européens ne veulent pas céder un peu de leur souveraineté nationale qu’ils n’arrivent pas à jouer un rôle de contrepoids aux États-Unis.

Croyez-vous qu’une politique européenne commune évoluerait dans le sens du modèle néerlandais, plus tolérant, ou dans le sens du modèle français, qui l’est nettement moins?
– Petit à petit, les pays européens commencent à avoir une attitude commune. Le nombre de ceux qui changent de politique concernant les drogues ne cesse d’augmenter. Je pense – j’espère, du moins – qu’ils arriveront à créer un modèle européen. D’ici à 2008, quand il y aura une conférence de l’ONU sur cette question, je suis sûr qu’ils auront accouché d’une politique commune. Ce qui facilite les choses, c’est que sur plusieurs sujets les nouveaux membres de l’Union – surtout les anciens pays de l’Est – sont très axés sur le côté social. Leur influence ira sûrement dans le sens de la prévention.

En tant que policier, vous avez longtemps combattu le trafic de *drogue*. À partir de quel moment avez-vous été ébranlé dans vos convictions?
– Le policier moyen a une expérience nationale, pas internationale. Il voit des drogués dans la rue. Il cherche à régler le problème chez lui. J’ai eu le privilège d’avoir une vue de la situation à l’échelle mondiale. Cela m’a fait réfléchir. Dans les années 1970, j’ai fait partie d’une mission des Nations unies qui a visité une dizaine de pays d’Asie. Jusqu’alors, je pensais que les cultures de substitution – remplacer le pavot par du café, par exemple – étaient une bonne idée. Mais la culture du café ne rapportera jamais autant que celle du pavot!

Vous êtes favorable à ce qu’on cesse d’imposer des peines aux consommateurs de drogues – la dépénalisation -, mais contre la légalisation des drogues. Pourquoi?
– Prenons l’alcool et tabac. Nous savons qu’il s’agit de substances nocives pour la santé. Pourquoi en légaliser d’autres? Quel serait le message?

Que pensez-vous du projet de loi canadien qui prévoit de mettre les consommateurs à l’amende pour la possession de plus de 15 g de *marijuana*?
– Dans le cas de la consommation, il est toujours difficile de fixer un seuil au-delà duquel ça devient illégal. On ne sait pas encore comment, dans les faits, cela va fonctionner.

Pour la police, tout le problème est là: comment faire respecter la loi? Dans la plupart de nos pays, des milliers de gens contreviennent aux lois en toute impunité. Il y a des lois qu’on n’applique pas, ce qui, à mon avis, est très dangereux. On risque de faire croire que les lois, finalement, n’ont pas beaucoup d’importance. Les amendes ont un effet dissuasif, en quelque sorte, mais il y a des gens qui pourront les payer sans aucune difficulté.

La future loi pénalisera les pauvres, mais pas les riches?
– On pourrait le penser. L’idéal serait d’avoir la possibilité de dire: "Vous avez payé des amendes jusqu’ici, maintenant vous allez suivre un traitement." Ce serait pour le bien du consommateur, dans le fond.

Aux termes de la loi canadienne, les trafiquants devraient avoir des peines encore plus sévères qu’avant. Qu’en pensez-vous?
– Je pense que les trafiquants devraient être punis sévèrement. Si on fait la distinction entre le consommateur et le trafiquant, c’est le trafiquant qui doit trinquer.

Le Canada se refuse à dépénaliser les drogues "dures". A-t-il raison?
– Un consommateur de drogues "dures" n’est pas, pour moi, différent d’un consommateur de drogues "douces". Je ne fais aucune distinction. Ce sont toutes des substances – je pourrais ajouter l’alcool et le tabac – qui provoquent des problèmes de santé. Cela devrait être traité comme un problème médical. Je pense que si la loi, au Canada, ne va pas plus loin, c’est qu’on a jugé, au niveau politique, qu’il était impossible de le faire.

L’influence des États-Unis pèserait-elle plus lourd, à Ottawa, que l’opinion canadienne?
– Je sais que le Canada est très indépendant, mais qu’il tient compte de son voisin américain. Ce serait difficile de faire autrement. Il y a des initiatives locales très intéressantes, à Vancouver particulièrement, où des médecins donnent de l’*héroïne* aux toxicomanes qu’on n’a pas réussi à sevrer avec la méthadone. C’est le signe que les choses bougent. Cela commence souvent au niveau local. Je pense que le Canada a une attitude plus réaliste que les États-Unis.

Vous avez 72 ans. Vous êtes à la retraite depuis 4 ans. Pourquoi continuez-vous votre croisade?
– Parce que je me sens plus libre qu’avant. Qui peut m’embêter maintenant, même si je dis des choses absolument ahurissantes? Je ne me vois pas comme un chevalier blanc, mais il y a des choses qu’on retient au fil de sa vie – cela s’appelle, je suppose, l’expérience – et on s’aperçoit que sur des questions qui font l’objet d’un débat public, on a quelque chose à dire. Je suis de ceux qui pensent qu’il faut savoir rendre, si on a beaucoup reçu dans la vie. Je ne le fais pas par devoir, mais je crois que j’ai une contribution à apporter. Pourquoi ne le ferais-je pas? Il y a des choses qui me semblent tout à fait évidentes et que nos décideurs ne semblent pas comprendre.

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