L’alarme du krokodil

Dernière mise à jour le 01/10/2020

larmes de crocodile : fausse tristesse, en référence aux larmes que le crocodile est réputé verser lorsqu’il avale ses proies. « La drogue qui dévore la Russie » arrive maintenant « à l’assaut de l’Europe »

Vous ne pouvez pas y avoir échappé, tant les médias ont sonné l’alarme. Avec à l’appui des photos de krokodil-junkies aux bras nécrosés jusqu’à l’os, car comme son nom l’indique, le krokodil dévore les gens : « A l’endroit de l’injection, la peau prend une teinte verte et écailleuse, et est progressivement rongée par des composants acide… ». Conseil d’ami : ne tapez pas krokodil sur google si vous êtes en descente de trip, les photos sont trash. Un peu comme celles sur les méthamphétamines, le fameux avant-après, de fringantes jeunes femmes qui se transforment en cadavres ambulants après quelques mois de consommations d’ice, vous vous rappelez ?

Pour la petite histoire, ces photos ont aussi été utilisées pour illustrer les méfaits de la cocaïne : remplacez « ice » par « cocaïne » et le tour est joué… Enfin remarquez, ces jeunes filles avaient sans doute du consommer à la fois de l’ice et de la coke. Et puis pas mal d’autres choses… Sans trop forcer on peut aussi imaginer qu’elles ne vivaient pas en appart 4 étoiles et qu’elles ne devaient pas souvent passer d’examen médical. Peut-être même qu’elles avaient déclaré une maladie dégénérescente mais ça, ça l’histoire ne le dit pas. Elles avaient pris de l’ice, point !

Pareil pour les russes dévorés par le krokodil, impossible de savoir si ces terribles abcès sont dus uniquement à ce produit ou si d’autres facteurs entrent en compte. Mais peu importe, de toutes façons ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. D’ailleurs, contrairement à ce qui a pu être dit dans certains médias, le krokodil n’est pas près d’arriver en Europe. Pourquoi ? Tout simplement parce que, contrairement à la Russie, l’Europe a accepté depuis longtemps de distribuer des produits de substitution. Qui irait s’injecter un dérivé pourri de codéine alors qu’il peut bénéficier d’un traitement méthadone, subutex ou skénan ? Mais cette donnée du problème est elle aussi évacuée des articles parlant du krokodil.

En fait ces articles sont tous organisés autour des trois même axes : la nouveauté du produit, ses incroyables dangers et le risque qu’il déferle sur la jeunesse française. Cette construction, on la retrouve dans le cirque qui accompagne la découverte de chaque « nouveau » produit par les médias : les méthamphétamines (dont attend toujours l’arrivée en France, cf article dans le précédent numéro de la Plume), l’oxydado, le crack, la kétamine, mais aussi l’ecstasy et le LSD en leur époque. A tel point que ça en devient légèrement routinier et surtout que ça perd toute crédibilité.

Bah oui, ça fait un bail qu’on sait qu’en matière de prévention, « crier au loup » est contre-productif : un discours trop alarmiste et décalé avec la réalité ne freine pas les consommateurs, il les pousse simplement à assimiler tout discours officiel sur les drogues à de la propagande anti-éclate, voire même à plus consommer par un effet de réactance (tire la queue de l’âne si tu veux qu’il avance). Mais malgré leurs bonnes intentions affichées, il semble bien que la plupart des journalistes se tapent royalement de ces dommages collatéraux. Sous couvert d’information, on sent bien le sensationnalisme de ces articles qui ne s’appuient jamais sur des études scientifiques. Et oui, la peur ramène des lecteurs et les drogues font peur. Une aubaine pour des médias pris dans les lois du marché et dont le but premier est d’augmenter leurs recettes, pas d’informer leurs lecteurs.

Pour vous donner une idée, à Techno+ nous sommes contactés en moyenne une dizaine de fois par an par des journalistes. De Arte à Direct 8, de Fogiel à « Reportages », la demande est finalement toujours la même. Après quelques précisions sur tel ou tel produit, le masque tombe : « Et… Est-ce qu’on pourrait vous suivre en intervention ? Non ? Alors pourriez vous nous mettre en contact avec des consommateurs qui accepteraient de témoigner ? ». La politique de l’association est de refuser systématiquement, toutefois, par curiosité et un peu aussi pour la rigolade nous avons accepté de rencontrer une journaliste de direct 8. Poussant le vice jusqu’au bout nous nous sommes montrés intéressés par son projet, quasiment enthousiastes. Au fur et à mesure de la discussion, de plus en plus en confiante, elle nous a laissé entrevoir son véritable objectif : « filmer votre travail » bien sur ! Notre travail, certes mais pas n’importe lequel. Les discussions au stand l’intéressent peu, ce qu’elle veut ce sont des images qui « portent »« Et des gros incidents, des gens qui pètent les plombs, ça arrive, non ? ». Rarement sur les petites free-parties ? Qu’à cela ne tienne, « quand est le prochain teknival ? ».

Bah oui, ils sont comme ça les médias, ils aiment le trash, le hardcore du nord qui saigne fort ! Si vous avez une histoire bien glauque, ça les intéresse. Et tant pis si elle est fausse, ils pourront toujours faire un rectificatif plus tard… Ou pas d’ailleurs (voir plus bas).

Ah, quels bâtards ces journalistes qui recherchent du trash à tout prix. Mais n’oublions pas qu’ils nous servent ce que le public leur réclame. Quelques uns font leur travail sérieusement (allez donc jeter un œil sur drogues news, un blog génialissime de rue 89) mais ils sont malheureusement trop peu nombreux.

C’est pourquoi au sujet des drogues mieux vaut garder un œil critique et chercher à recouper les informations. C’est la démarche que tente d’avoir Techno+ à chaque fois que nous écrivons une info.

=======BONUS==========

La vraie fausse histoire des chiens éventrés :

En mai 2006, quelques jours après le teknival du 1er mai, une information est « reprise par les journaux locaux et un quotidien national, Le Parisien, et relayée en boucle par France Info et Canal+ »1 : on a retrouvé sur le site du teknival une quinzaine de chiens éventrés. C’est un moyen classique pour passer la drogue : on fait avaler les produits à des chiens avant de passer les barrages puis, une fois sur le site on les récupère vite fait bien fait. « Une pratique courante, connue des pompiers et des gendarmes, disait-on. ». Sauf que quelques jours plus tard on apprend qu’en réalité personne n’a jamais trouvé un chien éventré sur un site de teknival, et qu’il s’agissait tout simplement d’une rumeur, pourtant seule France Info se fendra d’un rectificatif.

1 Le Monde, 07/05/06.

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