Ceux qui ne boivent pas d’alcool n’ont pas forcément les meilleures idées

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Sarkosy veut distinguer l’alcool des autres drogues : un recul pour la santé publique…

date: 15/3/07

Source: Le Monde

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L’épopée d’un buveur d’eau, par Philippe Batel, François Paille et Alain Rigaud

Près de 25 % des adultes français ne boivent
jamais d’alcool. Ces sujets, majoritairement des
femmes, sont désignés comme "abstinents". Cette
préférence, plus ou moins stable, provient de
deux phénomènes : soit l’absence d’intégration de
son usage à l’adolescence pour diverses raisons
(religieuses, philosophiques, physiologiques,
réactionnelles, etc.), soit la décision de
s’abstenir de toute consommation parce qu’elle a
induit des dommages, parmi lesquels une
dépendance qui impose, souvent difficilement, son
arrêt. Quelles que soient les raisons de ce choix
de s’abstenir, il est important qu’il soit
respecté tant l’incitation sociale à boire reste
forte et jouit d’un préjugé favorable, comme
autrefois le tabac.

Il y a quelques semaines, le ministre de
l’intérieur déclarait publiquement son abstinence
à l’alcool et expliquait clairement pourquoi il
avait fait ce choix, qu’il partage avec un quart
de ses concitoyens. Un quart, cela ne fait pas
une majorité, et la démarche était courageuse
pour un candidat à la présidence de la République
du premier pays producteur d’alcool au monde.

Courageuse mais pas téméraire, car la visite de
Nicolas Sarkozy aux viticulteurs le 26 février
s’est accompagnée, après avoir concédé deux
gorgées de sancerre, d’une promesse de modifier
la législation sur la publicité pour le vin en
considérant que c’est une erreur d’assimiler
cette boisson alcoolique au tabac et à d’autres
drogues. On peut se demander si c’est la pression
électorale ou l’extrême sensibilité à l’alcool
qui ont eu le plus d’effet sur les propos du
candidat, car ceux-ci apparaissent pour le moins
bien peu cohérents.

En effet, s’il est d’un côté raisonnable
d’assumer son choix de s’abstenir d’alcool sans
se sentir obligé d’en boire pour démontrer qu’on
est un homme de taille à prétendre aux plus
hautes fonctions de l’Etat, il faut, de l’autre,
un certain culot et une grande méconnaissance du
dossier viticole pour essayer de faire croire aux
producteurs de vin que la crise de leur secteur –
notamment sur le marché de l’exportation – est
due aux restrictions imposées en France par la
loi Evin.

Cette allégation est d’autant plus fausse que,
contrairement à ce que le ministre-candidat a
affirmé le 1er mars aux Bordelais, cette loi
n’instaure aucune "prohibition de la publicité
sur le vin". Elle n’interdit pas la publicité
pour les boissons alcooliques, mais se borne à
l’encadrer. En 2003, près de 236 millions d’euros
ont été dépensés par les alcooliers pour la
publicité, dont près de 25 % par la viticulture.
François Bayrou, également candidat à la
présidentielle, commet la même erreur lorsqu’il
préconise, au cours d’une récente visite aux
viticulteurs de l’Hérault, que la réglementation
distingue la publicité pour les vins et bières,
d’un côté, et pour les alcools forts, de l’autre.
Cette nouvelle attaque contre la loi Evin serait
une fausse solution, car établir une distinction
entre ces boissons est contraire au droit
européen.

Les problèmes sont ailleurs : chacun sait d’abord
que cette loi a été rabotée sur son volet
"alcool" par trois amendements, dont l’un pour
rétablir le droit de faire de la publicité par
affichage en dehors des zones viticoles, ce qui a
fait le jeu des grands groupes alcooliers, qui
ont saisi l’occasion pour nous offrir de grandes
campagnes de publicité et prendre plus encore de
parts sur le marché des boissons alcooliques, aux
dépens des viticulteurs, qui ne pourront jamais
en financer autant.

La loi Evin protège donc la filière viticole plus
qu’elle ne la dessert. Ensuite, la principale
difficulté du secteur vini-viticole reste la
surproduction française associée à une baisse des
exportations et de la consommation hexagonale.
Les oenophiles avertis dégustent pour faire leur
choix et n’ont pas besoin d’une publicité qui
séduira les consommateurs les moins connaisseurs
et les plus vulnérables. Il est donc parfaitement
illusoire de croire que l’assouplissement de la
loi Evin est une solution aux problèmes des
viticulteurs et démagogique de vouloir le leur
faire croire. Loin de soulager leurs maux, cette
autorisation précipiterait leur perte et
provoquerait une augmentation globale de la
consommation d’alcool, dont on connaît le coût
sanitaire, social, juridique et humain.

Le plus désolant dans les déclarations du
ministre-candidat reste le mauvais calcul
électoral de sa démarche. Cinq millions de nos
concitoyens sont en difficulté avec l’alcool.
Quarante-cinq mille d’entre eux en meurent chaque
année, en majorité des hommes et avant 60 ans. Le
principal enseignement des Etats généraux de
l’alcool promus à l’automne 2006 par le ministre
de la santé est que les familles de ces 5
millions de personnes attendent depuis des années
des pouvoirs publics une reconnaissance du
problème à l’aune de son importance.

Le refus du candidat à la présidence de la
République de reconnaître l’alcool comme une
drogue potentielle n’est pas seulement une
contre-vérité scientifique. Il constitue aussi un
recul spectaculaire et contradictoire par rapport
à la politique publique en addictologie promue
ces derniers mois, qui a bien pris en compte la
convergence des comportements à risques avec tous
les produits psychotropes.

L’opinion n’est pas dupe. Les parents
d’adolescents et l’entourage des jeunes qui se
"défoncent" à l’alcool et au cannabis le
week-end, les familles des victimes des
conducteurs ivres, les 2 millions
d’alcoolodépendants et leurs proches ont une
vision différente et plus réaliste de la
dangerosité potentielle des boissons alcooliques.

Alors qu’un plan national de prise en charge et
de prévention des addictions, voulu par le
président de la République et englobant
naturellement l’alcoologie, vient d’être mis en
oeuvre avec efficacité par Xavier Bertrand,
ministre de la santé et aujourd’hui porte-parole
du candidat, les propos de Nicolas Sarkozy, même
de circonstance et de tréteaux, sont dangereux
pour la santé publique. Laquelle n’est pas
compatible avec la chasse aux électeurs, avant
tout parce que sa mauvaise gestion a des
conséquences mortelles. Et, dans cette affaire,
les jeunes, les victimes de la route et les foies
de gauche comme de droite sont logés à la même
enseigne !

Philippe Batel, médecin addictologue, est membre
de la Commission nationale addictions.

François Paille, médecin addictologue, est
président de la Société française d’alcoologie
(SFA).

Alain Rigaud, médecin addictologue, est président
de l’Association nationale de prévention en
alcoologie et addictologie (ANPAA).

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