«Pour eux, il n’y a aucune indignité à augmenter ainsi leur force de travail»

Dernière mise à jour le 26/07/2016

D’après une étude sociologique, dans le cyclisme professionnels, le dopage est simplement un outil de travail…

Source : http://www.liberation.fr/sports/0101123910-pour-eux-il-n-y-a-aucune-indignite-a-augmenter-ainsi-leur-force-de-travail
Date :13/10/2008

Dopage. Christophe Brissonneau, sociologue, a étudié le phénomène chez les coureurs.

Christophe Brissonneau, 46 ans, est sociologue et enseigne à
l’université Paris-Descartes. Il dirige une expertise collective sur le
dopage en Europe pour le Parlement européen. L’Epreuve du dopage (1), ouvrage collectif, dessine à travers des témoignages, le profil du coureur cycliste professionnel.

Le fait de recourir au dopage serait-il l’aboutissement d’un
processus qui démarre dès les premiers coups de pédale chez les
amateurs ?

On ne voit que l’acte du dopage dans les affaires qui sortent. Mais
notre travail a consisté à montrer que ce choix du dopage résultait
d’une socialisation sportive auprès de la famille, des médecins et des
entraîneurs. Une socialisation qui dure dix à quinze ans. Le sportif
est poussé par les groupes d’acteurs sociaux, d’abord à la
pharmacologie légale puis à la pharmacologie illégale.

Que racontent ces coureurs professionnels qui témoignent sous anonymat ?

Que la grande rupture, c’est le passage à l’EPO. L’entraînement,
c’est développer la force de travail. Les produits sont là pour la
valoriser. La rupture va se faire au début des années 90 avec l’arrivée
de nouvelles hormones qui ne respectent pas cette «valeur» travail : un
mauvais cycliste peut devenir bon cycliste. La question, avant, c’était
: est-ce que je m’injecte des produits pour «faire le métier» ou alors
je prends de nouveaux produits pour être «performant» ? L’EPO rompt
aussi une autre chaîne. Jusqu’aux milieu des années 90, le cyclisme est
un sport collectif. On travaille pour un leader. Avec l’EPO, que l’on
va chercher auprès d’un médecin biotechnologiste, on s’entraîne seul et
non plus avec le groupe.

Que signifie l’expression «faire le métier» selon les témoignages recueillis ?

C’est se lever et aller rouler sous la pluie en hiver. C’est un
métier car il y a un salaire. Comment doit-on s’entraîner pour avoir ce
salaire ? Avant, on mettait sa force de travail au service du leader.
Maintenant, avec la logique de la politique antidopage (je parle des
coureurs français), faire le métier signifie bien figurer en étant
«propre».

Comment ces «travailleurs» réagissent quand on les juge ?

Ce sont des gens enfermés dans une bulle déconnectée de la réalité.
On vit ensemble et on «normalise» un certain nombre de règles. Quand
l’affaire Festina éclate, les acteurs ne comprennent pas que leurs
pratiques puissent passer pour indignes aux yeux du public. Nous sommes
des «insiders» et vous des «outisders» : vous ne pouvez pas comprendre
ce que nous vivons.

Sont-ils touchés quand on leur parle d’indignité, de triche, etc.

Les coureurs cyclistes sont dans une morale du travail. Pourquoi
nous empêche- t-on de faire notre travail, disent-ils. Les produits,
notamment cortisone et stéroïdes, sont là pour réguler ce travail. Ces
produits n’agissent que si le corps est entraîné. En revanche l’EPO et
les hormones font muter le corps. Mais pour eux, il n’y a aucune
indignité à augmenter leur puissance de travail.

Vous écrivez : «Le dopage menace l’image des sportifs comme icônes de la morale.» Est-ce toujours vrai ?

La réflexion des gens au bord des routes du Tour peut se résumer à :
ces gens sont des travailleurs de l’extrême. Ils prennent des produits
pour tenir la cadence et monter tous ces cols. Encore aujourd’hui, il y
a une saturation, non pas du dopage, mais des affaires de dopage dans
l’opinion. Les gens veulent voir du fantastique. Et c’est nous, les
observateurs, qui voulons de l’éthique, de la pureté. Les gens ne
veulent plus entendre parler du dopage comme un problème ou comme un
scandale.

Etes-vous favorable à un dopage médicalement encadré ?

Personnellement, oui. Mais il est déjà médicalement encadré de fait.
La période est relativement hypocrite. Je vois des forces morales
issues du monde médical, plutôt des mandarins que des médecins, au
contact des travailleurs, car ces médecins de terrain sont proches de
la souffrance. Ces «grands médecins» posent un regard éthique sur ces
travailleurs. De sorte qu’on est loin d’une légalisation du dopage pour
le moment. Notre société est pourrie, mais le seul endroit qui doit
rester pur, c’est le sport. C’est comme un sanctuaire religieux pour
ces quelques mandarins rencontrés.

L’EPO a modifié la valeur travail ?

Oui, car plus tu « travailles » ton corps, plus tu vas produire de
la performance. Mais, pour y arriver, le travailleur va s’entraîner
très durement. C’est un homme de souffrance. Ce n’est déjà plus un
homme ordinaire. On se fait masser, on ne sort plus, on surveille ses
repas, etc. Comme les cyclistes sont sans cesse dans «le médicalisé»,
leur barrière pharmacologique est poreuse. Un cycliste va consulter son
médecin chaque semaine. C’est la réalité de ce sport. Un univers de
blouses blanches.

 

Quel est leur rapport aux produits ?

Ils ne les prennent pas dans l’esprit de tricher, mais pour gommer
la douleur et pour «potentialiser» leur force de travail. La
pharmacologie est devenue une technique à part entière, comme la
diététique ou la planification d’entraînements. C’est parfois un jeu
pour certains. Il faut tenter le diable. Pour eux, un contrôle positif
est un accident. Ils ne comprennent pas cette interdiction qui leur est
faite d’exercer leur métier. Si le dopage était légalisé, on n’irait
pas chercher des produits de mauvaise qualité et on serait suivi au
grand jour par des médecins de qualité, affirment-ils. C’est vous,
opinion publique, qui entravez notre liberté de travail. Un contrôle
positif, c’est le deuxième symbole d’intégration. Le premier, c’est la
prise du premier produit. Celui qui fait «rentrer» dans la carrière.

Comment avez-vous perçu ces coureurs ?

Pas tristes du tout. L’avenir, pour eux, c’est la semaine prochaine.
C’est les filles, les fiestas de fin de saison. Ce n’est pas de mettre
de côté pour la retraite. L’addiction du dopage ne signifie pas
forcément accrochage à d’autres produits. On parle aussi d’usage
contrôlé de produits psycho-actifs pour certains coureurs. Moi, je ne
vois pas d’accrochage addictif lorsque le coureur est en activité. Le
problème peut survenir en fin de carrière, quand il perd ses repères.
En fait l’addiction est la conséquence de l’arrêt.

 

(1) L’épreuve du dopage, de Brissonneau, Aubel et Ohl. PUF, collection Le lien social, 26 euros.

 

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