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Portrait d’un militant du Syndicat des Junkies d’Amsterdam…
Source : http://www.liberation.fr/transversales/portraits/324778.FR.php
Date : 06/05/2008
Victor dos Santos. Ce Néerlandais de 39 ans , ex-toxico mué en usager
lucide, est un membre actif de l’association de soutien surnommée le
«syndicat des junkies d’Amsterdam».
Victor était junkie, il n’est plus que drogué.
Voilà un an qu’il prend toujours un peu de tout, héroïne, cocaïne,
champignons hallucinogènes, cannabis. Mais, nuance : «Pas tous les jours.»
Il n’est plus à la rue et dispose de sa chambre, dans un foyer de
l’Armée du salut à Amsterdam. En 2007, il a arrêté la méthadone, un
substitut à l’héroïne à fort effet d’accoutumance. Malgré cette
victoire, il se sent encore avec «ce singe dans le dos», une
métaphore de junkie pour désigner la dépendance. Son singe à lui est
bien vivant, prêt à lui souffler à tout moment dans le creux de
l’oreille : «Vas-y, encore un peu, juste une fois.» Quand il y a de la
coke et qu’on lui en propose, Victor prend. S’il pense à l’héro et
qu’il en a envie, il achète. Il sait que la frontière est mince, entre
sa vie d’avant et sa nouvelle vie, la vie rêvée d’un gebruiker
(«usager», en néerlandais). Un drogué lucide qui s’accepterait
lui-même, dans une société où il serait aussi accepté. Un héroïnomane
qui ne consommerait plus qu’en amateur averti, «comme d’autres fument un joint ou boivent un verre de vin».
Toute une philosophie, celle qui marque l’approche néerlandaise en
matière de drogues douces. Mais les drogues dures étant ce qu’elles
sont, Victor serait-il de ceux qu’il ne faut surtout pas croire, quand
ils disent «contrôler» ?
Il sourit. A 39 ans, ce Néerlandais d’origine portugaise revient de
loin. Vingt ans de came, dont six en prison. Quatre désintoxications
ratées et la mort en face, plusieurs fois. Il a tout pris et il a tout
eu : hépatite C, sida, overdoses. Sa dernière grosse alerte, en 2005, a
tout changé. «J’avais arrêté les antirétroviraux à la manière junkie, sachant que c’était idiot mais le faisant quand même.» Une toxoplasmose s’est déclarée en prison, endommageant son cerveau et lui paralysant la moitié gauche du corps. «J’ai réfléchi. Je me suis dit qu’il y avait certains choix à faire, comme taper sur le singe et l’envoyer balader.» L’hémiplégie n’a pas duré, mais sa main gauche est restée pliée et sa démarche, boiteuse.
En se roulant une cigarette d’une seule main, le visage ouvert et le regard droit, Victor parle de toutes les «occasions perdues». Il évoque ses parents, un père agent immobilier et une mère guide touristique, qui auraient dû le «prendre par la peau du cou» quand il est tombé dans l’héroïne, à 16 ans, «par pure curiosité».
Il mentionne sa femme, une Allemande qui n’était pas droguée et qu’il a
rencontrée à une période clean, après un séjour en prison pour trafic
de drogue. «J’avais choisi d’être clean, précise-t-il. Mais, rien de plus facile que de trouver de la drogue en prison.» Il tire la langue, montre comment de petits sachets peuvent passer lors des visites, dans un baiser. «Ensuite, on se les met dans le cul et on fume sa coke plus tard, en cellule.» Sa femme lui a demandé de choisir, elle ou la drogue. Il a choisi. Elle a disparu de sa vie.
Victor reconnaît sa douleur, admet sa culpabilité. Et rappelle l’existence du plaisir. L’héroïne ? «Une sensation superchaude, aussi difficile à expliquer qu’un orgasme à quelqu’un qui n’en a jamais eu.» Le manque ? «Le corps en est malade, comme s’il avait cent fois la grippe.» La méthadone ? «Pire que l’héro, ça intoxique encore plus. Quand on arrête, on ne peut plus dormir.»
Après dix-sept ans de méthadone, il en était à dix-huit cachets par
jour et un profond malaise, le matin au réveil. L’an dernier, il a
décidé d’arrêter, tout seul, sans rien dire à personne. Pendant une
semaine, il n’a pas fermé l’?il, cloîtré dans sa chambre, occupé à
fumer de l’herbe pour rester «relax».
Victor est l’un des volontaires les plus actifs du Service
médico-social des usagers d’héroïne (MDHG). Cette association, fondée
en 1977, a été surnommée le «syndicat des junkies d’Amsterdam», parce
qu’elle apporte ce qu’elle peut aux 1 500 accros recensés dans la
ville. Un abri pour la nuit, des adresses pour des soins, et même, s’il
le faut, ses toilettes pour un fix. MDHG entreprend aussi des démarches
pour l’annulation des amendes qui guettent les junkies : 80 euros s’ils
se tiennent debout devant une porte, 150 euros s’ils dorment dans la
rue. Victor connaît par c?ur le nom des cliniques où la désintoxication
est remboursée par la Sécu, à condition de patienter six mois sur une
liste d’attente. Il envoie des cartes postales à ceux qui sont en
prison, «pour qu’ils ne soient pas coupés de la scène». Il sait
piloter les nouveaux venus parmi les institutions de la place. Lui-même
est resté neuf mois chez Jellinek, un institut qui propose des chambres
et un suivi psychologique – sans effet pour lui. Il est aussi passé par
les «chambres pour usagers» de Regenboog («arc-en-ciel»), une fondation
qui donne accès, avec l’aval de la police, à quelques dortoirs où tout
est permis, sauf le deal. Au bout de six mois, Victor a été expulsé,
pour vente de cocaïne.
Aux lycéens que MDHG informe, par prévention, il raconte son
histoire, sans trop insister sur le côté plaisir : les chèques volés à
son père, sa première cure, les petits boulots, la rechute, le départ
du Portugal et le retour aux Pays-Bas, à 19 ans. Les vélos volés pour
se payer sa dose à Amsterdam. Le travail de «mule» pour transporter du
haschisch du Maroc, jusqu’en Suisse et en Allemagne. Les deux ans de
prison et les récidives. L’arrestation à l’aéroport de Schiphol,
en 2000, alors qu’il débarquait du Venezuela, 4,5 kilos de coke sur lui.
Aujourd’hui, Victor estime que sa vie d’ex-junkie est sans doute
plus facile à Amsterdam qu’à Lisbonne ou à Paris. Il se sent considéré
et touche 700 euros d’aides sociales, de quoi payer sa chambre, sa
nourriture et son assurance maladie. En revanche, il est contre la
méthadone à gogo, qui fait office de politique de sevrage : «Comme elle ne donne pas d’euphorie, les junkies se disent, autant prendre de l’héro.»Lui
a souvent abusé des deux. Depuis 2005, plusieurs villes des Pays-Bas
délivrent de l’héroïne sur ordonnance à ceux qui ont au moins dix ans
de dépendance et ont suivi un programme méthadone. «Ensuite, il suffit d’aller à la clinique», explique Victor. Lui n’aime pas.
«L’héroïne est synthétique et l’ambiance froide. Il y a des chambres
individuelles et du carrelage sur les murs. Tout est très contrôlé par
le personnel, pour empêcher les junkies de sortir l’héro et de la
revendre pour s’acheter de la coke.»
Il trouve un peu facile, aussi, cette petite vie d’accro bien réglée. «On
ne pense plus qu’à ça : se lever, aller à la clinique jusque trois fois
par jour et prendre la dose maximale, 2 grammes par jour, pendant des
années, sans limite. Il n’y a plus de vie, l’esprit est mort, on ne
peut vraiment pas parler d’amélioration.» Aux débuts de cette politique, il fallait s’arrêter au bout d’un an, pendant trois mois. «L’idée était de voir si les gens allaient mieux. Evidemment, ce n’était pas le cas, alors la pause a sauté.»
Sa dernière prise d’héroïne remonte à trois semaines. Sans ordonnance,
hors de tout contrôle, il a fumé son demi-gramme en toute connaissance
de cause, prêt à passer deux jours stone avant la descente, infernale. «Si c’était à refaire, je ferais tout différemment, avoue Victor. L’envie ne partira jamais. J’aurai toujours ce singe dans le dos.»