GUINÉE-BISSAU : La paix civile grâce à la drogue

Dernière mise à jour le 26/07/2016

En Afrique, l’argent du traffic de drogue est parfois un rempart contre les conflits…

Source : Courrier international – n° 908
Date : 27 mars 2008

Depuis que le pays est devenu un "narco-Etat",
les militaires ne font plus de putschs. Bien trop
occupés à s’enrichir grâce au trafic de cocaïne,
ils préfèrent favoriser la stabilité.

Un cortège d’enfants, seuls ou en petits groupes,
marche le long de la route reliant Bissau [la
capitale] à Bafatá, dans l’est du pays. Ils sont
sur le chemin de l’école, loin, souvent très loin
de la tabanca [village en créole portugais] où
ils vivent. Personne n’a encore pensé à mettre en
place un système de transports scolaires. A
d’autres moments de la journée, ce sont des
femmes et des enfants qui marchent, portant sur
la tête des bidons d’eau ou du bois destiné à
fabriquer du charbon de bois. On aperçoit des
maisons aux toits de chaume. Elles semblent
vides. Le vert des champs ne brille pas autant
qu’au moment de la saison des pluies. Mais il
couvre de grandes superficies, présage de
récoltes dans un pays plongé la plupart du temps
dans l’incertitude. Dans quelques maisons, on
peut voir un portrait du président, João Bernardo
"Nino" Vieira, affiché près de la porte.

Nino Vieira est revenu d’exil au Portugal et a
été élu en 2005, après avoir été destitué en 1999
par un coup d’Etat militaire [après dix-neuf ans
passés au pouvoir]. Son retour, ac?clamé par
certains, a soulevé les craintes de beaucoup. "On
pensait ?que son retour allait provoquer le chaos
dans le pays", souligne le président de la Ligue
guinéenne des droits de l’homme, Luís Vaz
Martins, faisant allusion aux risques de conflits
avec les militaires de la junte qui l’avait
chassé du pouvoir, toujours aux commandes de
l’armée. Pourtant, le chaos redouté n’a pas eu
lieu. Par expérience ou faute de marge de
man¦uvre dans ses rapports avec l’armée, Nino
Vieira a fait le choix de la cohabitation
pacifique. "Il a su gérer la situation, résume
Vaz Martins. Cela fait deux ans que le pays n’a
pas connu de situation véritablement inquiétante.
C’est lié à l’attitude du président, qui est lui
aussi un militaire", assure-t-il.

La Guinée-Bissau est aujourd’hui, malgré cette
relative stabilité, beaucoup plus pauvre qu’avant
la guerre civile de 1998. Au milieu des années
1990, le tiers de la population vivait avec moins
de 1 dollar par jour. Aujourd’hui, ce sont les
deux tiers qui sont dans cette situation. Malgré
tout, selon le secrétaire d’Etat aux Affaires
étrangères portugais, João Gomes Cravinho, qui
était récemment en visite officielle dans le
pays, "il y a eu une amélioration ces douze
derniers mois. Il faut poursuivre dans cette
voie." Le Parlement guinéen a récemment ap?prouvé
une loi d’amnistie contro?versée, qui efface les
crimes commis dans le cadre des conflits
politico-?militaires jusqu’en octobre 2004 – mois
au cours duquel le chef d’état-major, le général
Verissimo Correia Seabra, et le responsable de la
communication de l’armée guinéenne avaient été
assassinés. La loi est vue comme une étape
supplémentaire sur le chemin d’une véritable
réconciliation et d’une réforme – urgente – de
l’armée. Cette réforme permettra aux militaires
d’accepter la mise à la retraite de certains
d’entre eux, sans craindre qu’ils soient
poursuivis par la justice ou se trouvent privés
de ressources.

Les officiers ont été salués pour leur retenue.
Serait-ce lié au sentiment d’être mieux
considérés ? Pour certains, c’est l’argent du
narcotrafic, depuis que la Guinée-Bissau s’est
transformée en un point de transit important de
la drogue [en provenance de Colombie et à
destination de l’Europe], qui a permis de
satisfaire certains hauts gradés de l’armée et de
favoriser cette stabilité. "Ils savent que, si
rien ne change, ils continueront à profiter de la
situation", commente Lidio, un étudiant de Bissau.

Des villas spacieuses sont en cours de construction

Des résidences de deux ou trois étages,
agrémentées de vérandas spacieuses, sont en train
d’être construites, modifiant ainsi le visage de
la capitale. Elles appartiennent à des officiers
de haut rang, à d’anciens ministres – dont
certains sont très proches de Nino Vieira – ou à
des hauts fonctionnaires, tel ce responsable des
douanes. Pour Luíz Vaz Martins, c’est là la
véritable raison de la récente accalmie. "La
drogue a apporté la richesse à certains
officiers, qui ont cessé de voir la politique
comme le meilleur moyen de s’enrichir. Ce sont
des gens qui ont un train de vie luxueux, avec
des voitures haut de gamme et de belles
résidences. Tout cela n’est possible que grâce à
l’argent de la drogue, estime-t-il. Déstabiliser
le pays n’intéresse pas ces hommes, car ils
risqueraient de tout perdre." Il reconnaît que
tout cela n’est pas simple. "La drogue a bien sûr
un aspect très négatif, mais elle a amené un
certain calme et de la stabilité dans le pays."

Le cinéaste Flora Gomes voit les choses
autrement. Selon lui, l’accalmie est le signe
qu’il y a eu une "prise de conscience" des
militaires. S’agissant des informations circulant
sur les supposées connivences entre des
militaires et les narcotrafiquants, il convient
selon lui de ne pas généraliser : "Parmi ces
hommes, beaucoup ont fait des choses
extraordinaires pendant la lutte pour
l’indépendance. Il est vrai qu’il doit y avoir
des gens influents impliqués là-dedans. Mais ce
qui aura entraîné cette stabilité, c’est aussi la
conscience que ce n’est pas avec les armes que
l’on doit exprimer ses revendications."

Cette accalmie est venue contredire bien des
prévisions pessimistes. L’an dernier, notamment à
la suite de l’assassinat fin 2006 de l’ancien
chef d’état-major de la marine, Lamine Sanhá, qui
était sur le point de dénoncer certains réseaux
de trafics illicites, on en était venu à craindre
que la drogue ne provoque un nouveau conflit.
Jusqu’à quand va donc durer ce calme ? Selon le
calendrier électoral, bien qu’elles n’aient
toujours pas été fixées, des législatives sont
prévues cette année.

Toutefois, fait préoccupant pour les milieux
diplomatiques, des dirigeants des deux principaux
partis – le PAIGC [Parti africain pour
l’indépendance de la Guinée-Bissau et du
Cap-Vert, parti unique de 1975 à 1998] et le PRS
[Parti de la rénovation sociale de l’ex-président
Kumba Yala, au pouvoir jusqu’en 2005] – auraient
déjà commencé à rendre visite aux populations à
l’intérieur du pays, à la recherche de soutiens
en échange d’argent. Et, contrairement aux
scrutins précédents, l’argent coule à flots –
précisément grâce au trafic de drogue.

Retour de Washington

Les Etats-Unis, qui avaient fermé leur
représentation diplomatique en 1999, ont renforcé
leur présence en Guinée-Bissau. Au centre-ville
de Bissau, raconte Público, "un hôtel a la
réputation d’héberger des dizaines d’éléments de
la DEA, l’agence étasunienne de lutte contre la
drogue. Un rapport de l’agence indiquait en 2007
que des trafiquants colombiens avaient créé des
entreprises fantômes afin de faire de ce petit
pays d’Afrique occidentale le principal point de
passage de la drogue dans la région." Une
situation qui dure depuis environ trois ans.
Mais, selon ce que l’on dit à Bissau, l’activité
est devenue plus discrète après la diffusion de
l’information dans les médias. Une partie des
narcotrafiquants se serait redéployée dans des
pays plus au sud, tout en continuant à utiliser
l’archipel des Bijagos pour des livraisons de
drogue.

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