Addictions : vingt ans en arrière ?

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Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy sur la politique des drogues en France…

Source : http://www.liberation.fr/rebonds/328116.FR.php
Date : 26/05/2008

Monsieur le Président, vous avez été un brillant
candidat et la clarté de vos promesses de réforme vous ont fait élire.
Aujourd’hui Président, pourriez-vous accepter un retour à
l’obscurantisme dans le domaine symbolique des drogues et des
addictions ? A l’approche du prochain plan gouvernemental (2008-2011),
les prises de position d’Etienne Apaire, à la tête de la Mission
interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (Mildt)
depuis quelques mois, nous inquiètent. Citons-en quelques-unes : «Tout adolescent fumeur est un dealer en puissance ; les pratiques d’application de la loi sont trop molles ; les parents doivent être éduqués pour appliquer la loi.» La prévention reposera bientôt sur cinq cents «militaires de terrain»,
les formateurs relais antidrogue (Frad). Sur les cent cinquante mesures
prévues par le plan de la Mildt, la moitié concerneront la gendarmerie
! L’affirmation que «derrière l’usager se cache souvent un délinquant»
est inexacte, comme l’a souligné le Centre de recherches sociologiques
sur le droit et les institutions pénales (1). Les expériences
internationales, depuis la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis, dans
les années 1920, montrent qu’augmenter les interpellations d’usagers et
les sanctions envers les consommateurs «pour rappeler l’interdit» est à
double tranchant. Réprimer n’est pas prévenir ni soigner les
dépendants, et ne protège guère du désordre social.

Praticiens de terrain auprès des adolescents et des familles,
responsables de santé publique ou d’institutions, nos objectifs sont de
baisser la consommation des drogues licites et illicites et d’en
limiter les dommages pour tous nos concitoyens. Une telle politique des
addictions est avant tout une politique de santé. Elle ne saurait
trouver son fondement dans la seule application de la loi.
L’addictologie n’est pas la sécurité routière ! Le permis à points de
vivre libre ou dépendant n’existe pas, et tant mieux. Ne demandons pas
à la répression ce qu’elle ne peut pas donner. Nous savons par
expérience que quand elle est au centre d’une politique des drogues,
les effets contre-productifs l’emportent. Faut-il rappeler comment le
sida s’est dramatiquement répandu en France parmi les usagers de
drogues dans les années 1980 ? Nous avons déjà une législation
particulièrement répressive : plus de 150 000 usagers ont été
interpellés en 2007. Du côté des drogues licites, si des résultats
encourageants ont été obtenus sur le tabac, les pratiques
d’alcoolisation dangereuses chez les jeunes sont préoccupantes.

Monsieur le Président, ne laissez pas détruire la fragile politique
de santé des addictions à laquelle nous travaillons pas à pas depuis
deux décennies. La seule stratégie qui a favorisé la diminution de la
consommation d’héroïne dans notre pays, et qui s’est révélée efficace
face au trafic et à la violence, n’a pas été répressive, mais a reposé
sur l’accès aux soins et aux médicaments de substitution. Depuis 1987,
grâce à l’implication de quelques centaines de médecins, de
pharmaciens, de psychologues et sociologues, grâce à l’implication de
quelques politiques éclairés (Simone Veil, Michèle Barzach, Bernard
Kouchner) plusieurs milliers de vies ont été épargnées, grâce à un
juste équilibre entre prévention, réduction des risques, soins et
répression. Nous avons ainsi réduit les overdoses de 80 %, affaibli de
façon spectaculaire la dissémination du VIH sida, diminué la
consommation par injection, diminué les actes de délinquance, amélioré
l’insertion sociale de ces personnes. Aujourd’hui, les prises de
risques des adolescents, autant que la persistance de l’épidémie de
l’hépatite C, nécessitent le renforcement de ces stratégies.

Ne laissez pas la France s’engager dans une guerre à la drogue
synonyme de guerre aux drogués. Des associations nationales ont déjà
alerté sur la régression que signifierait une politique centrée sur la
sanction. Que peut-on attendre d’une prévention qui ne serait
qu’information obligatoire, comme l’imposent les «stages cannabis» que
l’Association nationale des intervenants en toxicomanie (Anit) et la
Fédération des acteurs de l’alcoologie et de l’addictologie (F3A) ont
pu mettre en question? Il faut construire une politique publique
citoyenne et surtout efficace en matière d’addictions. Pour atteindre
cet objectif, la Mildt ne doit pas devenir une annexe de la Place
Beauvau. Elle doit promouvoir une politique au service de la santé. La
dérive actuelle de la Mildt montre la nécessité d’autres structures,
indépendantes. La création d’une Agence de recherches sur les
addictions, (sur le modèle de celle sur le sida), au sein d’un institut
de santé publique, s’impose pour développer et évaluer de
nouvelles mesures, traitements et prises en charge psychosociales. Un
conseil des addictions, indépendant (sur le modèle du Conseil national
du sida), composé d’experts mais aussi de représentants de la société
civile, devrait être mis en place pour éclairer le gouvernement sur les
urgences sociales et médicales, ainsi que sur les vigilances éthiques.
Le ministère de la Santé et la Commission addictions sont chargés de
mettre en application le Plan national addiction paru en novembre 2006.
A peine en voie d’installation, celui-ci sera-t-il balayé par le plan
Mildt 2008 ? Qui pilote aujourd’hui la politique de santé et de
prévention envers l’alcool, le tabac, les drogues ? Est-ce la ministre
de la Santé ou le président de la Mildt ?

Ne revenons pas vingt ou trente ans en arrière. En assurant une
fausse sécurité, en négligeant la réduction des risques et en diminuant
les actions psychosociales, nous participerions activement à allonger
la liste des victimes des addictions ! Nous savons que ce n’est pas
votre souhait, monsieur le Président. Nous vous prions de ne pas
laisser la Mildt s’égarer, et notre pays avec elle.

(1) «La répression de l’usage des produits illicites : états des lieux»,
Questions pénales XXI.2, mars 2008, Cesdip.

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